Il est coutume de dire que la parole est une arme, et avec brio les 4 confrères et consœurs orateurs et oratrices qui m’ont précédé vous l’ont admirablement démontré.
Ilyas, Ines, Vinciane, Iman, tout au long de ce concours vous avez porté vos convictions, vos idées et parfois même vos histoires. Aussi plurielles qu’elles soient, elles se sont emboitées pour nous offrir ce spectacle. Au fil de ces 7 semaines de concours, vous avez traversé toutes les émotions qu’il est possible de ressentir.
Je vous imagine dans une bibliothèque, dans votre chambre ou même un café, à écrire et chercher au plus profond de vous-même l’énergie, les idées, les mots et les tournures. Mais aussi le partage, l’authenticité, le courage et la témérité.
Vous avez dû combattre les doutes et la fatigue.
Vous avez aimé votre première version, pour la détester quelques instants après.
Vous avez reformulé, restructuré et parfois même tout recommencé pour arriver à ce rendez-vous avec le destin, avec cette soirée qui est la vôtre du début jusqu’à la fin. Je ne me voyais pas commencer d’une autre manière, qu’en vous rendant hommage, sans vous remercier, et vous applaudir tous ensemble encore une fois.
Un discours de clôture, pas de sujet imposé, ni de position.
Pas de performance à réaliser, pas d’enjeu à l’arrivée.
Voilà ce qui m’est offert ce soir et je mesure la chance que j’ai de pouvoir me tenir sur cette scène. D’avoir les outils et l’entourage qui me le permettent.
Je mesure la chance de pouvoir pratiquer cet art qu’est la prise de parole.
Un art de privilégié diront certains,
un art réservé aux blancs me diront d’autres.
À l’un comme à l’autre je leur dirai ô combien ils ont raison. Raison car l’art de la parole et ses codes constituent un héritage pour certains, et un apprentissage pour d’autres.
Raison car je n’ai que trop de fois constaté l’illégitimité des uns, et l’aisance naturelle des autres.
Parce qu’une partie doit « prendre » la parole, les autres « oser » prendre la parole.
Ne vois pas de victimisation dans mon discours, je te décris juste la réalité telle qu’on la voit chez moi.
Et si tu as l’impression que mon message est toujours le même,
c’est parce que je considère que chaque occasion d’être entendu est une occasion à saisir.
Que prendre la parole c’est d’abord ressentir et prendre conscience de la réalité qui nous entoure.
Qu’importe le sujet, parler c’est d’abord avoir quelque chose à dire.
Je me refuserai toujours à privilégier l’esthétisme du verbe à sa capacité de transformer le réel.
Parce que de là où je viens, on a rarement l’occasion de tirer le premier, on se doit de saisir chaque opportunité de répliquer.
Alors cher public, pardonnez-moi si mes mots et la réalité qu’ils décrivent ne vous concernent pas, mais mes mots ce soir sont pour les miens. Avant tout pour nos anciens.
Les premiers de cordée, à qui on imposait de ne pas faire de bruit, de raser les murs,
de se faire tout petit parce que « accueilli »,
l’extrême pudeur comme bagage à leur arrivée, le silence comme bouée pour la traverser.
Quand on les interroge et que l’on essaye de savoir pourquoi ils se sont muselés et ont tant subi,
ils répondent que les mots manquaient, que la barrière de la langue était trop importante pour se défendre avec justesse.
Et comme les traumatismes se transmettent, le schéma s’est bien souvent répété avec leurs enfants,
immigrés de deuxième génération. La génération crash test,
celle de nos grands frères, les drares originels, pour les plus familiers, les grands du quartier.
Vous qui avez dû jongler entre deux mondes, entre deux codes de langage.
À l’extérieur, ils n’étaient pas prêts à vous recevoir, et vos mots
qui étaient parfois des appels à l’aide, étaient inaudibles à leur oreille.
Incompris, vous vous êtes repliés dans l’entre soi.
Parce que finalement on est pas si mal quand on partage les mêmes émois.
Et je ne me souviens que de vos récits dont vous nous avez nourris.
Tant bien que mal en nous invitant à ne pas commettre les mêmes erreurs que vous.
Aujourd’hui j’aimerais vous dire que ce n'est pas vous qui vous êtes trompés, mais qu’on s’est trompé avec vous.
Et puis, et puis vous avez grandi.
Et en grandissant, par les mots crus qui vous étaient adressés,
on vous a donné l’impression que vous seriez toujours petits aux yeux du monde.
Alors vous avez inventé en créant votre langage, des mots plus crus, plus brefs, parfois vulgaires, peut-être le résultat d’une vie trop terre à terre.
Vous avez inventé pour contourner le système, en cultivant votre marché au pied du mur.
Là où les mots laissent place aux maux,
et quand ils sont trop douloureux à raconter, d’un souffle, ils partent en fumée.
De la station de métro à chez moi je passe devant tous les jours, on se contente d’un hochement de tête pour se saluer.
Comme pour se dire, « T’inquiète pas, moi je sais ».
Si je vous raconte tout ça, c’est parce que je considère que les mots qu’on prononce ont un pouvoir.
Que chacun d’entre eux a un poids.
Qu’ils peuvent écraser comme élever.
Que la parole est une musique,
quand elle est juste et bien accordée, elle transcende et peut toucher les cœurs.
Faire naitre des vocations et parfois même sauver d’un destin sombre.
Quand elle est fausse et dissonante, elle transperce, fracasse, isole, pour donner lieu à une cacophonie destructrice.
Prenez conscience de ce pouvoir, prenez conscience qu’il suffit d’une parole, d’une fausse note pour éteindre toute ambition. Qu’il suffit parfois d’un accord pour faire d’un gamin un maestro.
Par nos mots, nous sommes tous un peu chef d’orchestre.
Alors cher public, faites que les notes de vos partitions soient dorées, ça évitera à pas mal de virtuoses en devenir de s’écraser sur le sol.
Ce soir la symphonie est pour ceux d’en bas,
ceux qu’on ne voit pas derrière le rideau.
Modestes mais fiers ouvriers qui ne se font pas applaudir,
figurants de second plan dont la voix ne compte pas.
Étouffés par le brouhaha et le décorum de l’avant-scène, des gens d’en haut.
À l’ombre des projecteurs, une tragédie permanente où il n’ y a pas d’acteur.
Ce soir c’est pour ceux qui vont là où ils ne sont pas invités,
qui cassent les codes du déterminisme,
pour mes Ambassadeurs, qui montrent l’exemple et prouvent que c’est possible.
Tendez l’oreille, il se trame quelque chose en coulisse,
les rues grondent et se réveillent.
Ma génération est à l’affût de tout 49.3, est même capable du cheval de Troie.
Ce soir j’ai parlé d’eux, de moi, et peut-être même un peu de toi.